Le rêve

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Anasteria regarda avec attention la petite chambre qu’avait louée Zèfir pour elle et Ivona. Dormir dans une autre pièce que leur chambre à l’académie rendait les choses bien trop officielles au goût d’Anasteria. Elle grimaça et posa son sac près de son lit. Elle entendit Ivona soupirer, et grommeler en retirant sa veste.

 

— Quel temps pourri, si j’avais su j’aurai pris plus de vêtements de rechange.
— Tu veux dire, prendre dix tenus en plus ? Je sais que ta garde-robe est tout pour toi, s’amusa Anasteria. Je suis surprise que tu ne sois pas plus grognon.
— Je ne suis pas grognon ! Et puis même toi tu dois admettre que c’est désagréable une averse pareille.
— “Même moi”… ? Qu’est ce que ça veut dire ?

 

Ivona ne répondit pas, et s’attela à chercher des vêtements dans son sac. Anasteria s’assit sur son lit, et regarda par la fenêtre la pluie qui ne cessait de tomber. Maintenant qu’elle se trouvait là, tout devenait soudainement plus réel. Elle quittait vraiment son école. Une boule d’angoisse se forma dans son ventre. Elle n’allait plus jamais étudier à l’académie, et aller vivre désormais à Astela, la cité des mages. 

 

Gamine, ça va ?

 

Elle jeta un coup à Ryse qui se trouvait assis à sa droite. Il devait sentir son tumulte intérieur. Curieusement, la vision de ses flammes et la chaleur qu’elle procurait lui donnaient un peu de calme. Elle hocha doucement de la tête.

 

— Oui, murmura-t-elle.
— Tu as dit quelque chose ?

 

Ivona se tourna vers elle, ses vêtements soigneusement plaqués contre sa poitrine. Anasteria haussa les épaules, et fixa de nouveau la fenêtre.

 

— Je répondais à Ryse.
— Qu’est ce qu’il a dit ?
— Il me demandait si tout allait bien.
— Même lui te trouve trop calme ?

 

Elle entendit presque un rire de la part de Ryse, mais ne le releva pas. Elle continua d’observer la pluie.

 

— Je crois que je réalise seulement maintenant qu’on quitte l’académie, avoua-t-elle. C’est comme se réveiller d’un long sommeil. J’ai passé tellement de temps à cause de cette sale blessure.

 

Elle fixa sa main brûlée avec dégoût.

 

— Et puis, tout s’est si vite enchaîné. On ne retournera jamais dans notre chambre, et on ne verra plus nos camarades. Comme Davos.
— Honnêtement, c’est mieux comme ça, lâcha Ivona. 
— Tu n’as jamais aimé Davos.
— Oui, c’est vrai. Je le trouve insupportable. Il possède un ego énorme, et se trouve incroyablement charmant. Mais au-delà de ça, il n’avait clairement pas le niveau. Il a pris la bonne décision.
— Sans doute. C’est juste étrange d’imaginer que je vais habiter dans un petit logement toute seule et que je ne verrais plus Apell me dire “encore ?” Ou entendre Iselia me crier dessus pour ne pas avoir écouté son cours. 
— Tu aurais dû le dire que j’allais te manquer, rétorqua Ivona dans un sourire. Moi qui pensais que tu serais soulagé de ne plus rester avec moi. 

 

Anasteria lâcha un rire qui faisait écho à celui de Ryse. C’était une sensation étrange de le voir constamment à ses côtés, et elle se rendait compte des paroles de Zèfir. C’était une extension d’elle. 

 

— Je crois que je vais apprécier de pouvoir laisser quelques affaires traîner sans que tu t’offusques.
— Rappelle-moi de ne jamais venir chez toi alors, grimaça Ivona.
— Tu es vraiment maniaque.
— Et toi, pas assez.

Ivona esquissa un doux sourire, mais son expression changea très vite, tout comme le ton de la conversation.

— Est-ce que tu as envoyé une lettre à tes parents ?

 

Anasteria leva les yeux au ciel aussitôt.

 

— Ivona, pas encore cette conversation.
— Je suis désolée, mais… Je ne comprends pas comment tu peux ne pas être curieuse à propos de ça.
— Je ne veux pas savoir, siffla Anasteria. Pas encore, en tout cas. Et puis, pourquoi ça t’intéresse à ce point ? Tu n’arrêtes pas de m’en parler depuis des jours !

 

Et Anasteria n’exagérait pas. Depuis leur discussion dans la chambre, Ivona se montrait particulièrement loquace sur ce sujet, et en même temps, étrangement évasive. Chaque fois qu’Anasteria lui posait des questions sur sa curiosité, elle évitait soigneusement de répondre. Anasteria ne pouvait qu’espérer que son amie ne lui cache rien, mais elle avait un inexplicable présentement. Comme elle s’y attendait, Ivona haussa des épaules, et reporta son attention sur son sac de vêtements.

 

— Je m’inquiète, c’est tout, lâcha-t-elle. Je sais que ça te ronge. Et je me dis qu’une simple lettre…
— Mes parents sont au courant pour cette histoire d’aspirant, ça suffit. Je ne veux pas leur dire plus. 
— Si tu demandais juste une fois à ta mère…
— C’est bon, stop. Je ne veux plus parler de ça, je t’ai dit. Tu ne connais pas ma mère. Elle… Elle ne me révélera jamais la vérité, crois-moi. Je l’aime, de tout mon cœur. Mais je sais qu’elle ne dira rien. Alors, à moins que tu aies quelque chose à me dire, on arrête là.

 

Un lourd silence suivit la déclaration d’Anasteria. Elle s’attendait presque à ce qu’Ivona réponde à son ton un peu trop agressif. Mais son amie baissa honteusement la tête, et ses mains jouaient nerveusement avec la chemise qu’elle tenait. 

 

— Pardon, Ana. Je ne voulais pas t’énerver. 

 

Anasteria sentit son agacement s’évaporer aussitôt. Elle gratta anxieusement ses cheveux, peu fière de sa réaction.

 

— Je suis désolée, je ne voulais pas m’emporter. Ivona, je sais que tu veux m’aider, mais laisse-moi respirer. J’ai du mal à faire tout ça. C’est déjà dur de se faire à Ryse, et tout ce que ça implique, sans parler de cette histoire d’aspirant. Quand je me sentirais mieux, j’essayerais de parler à ma mère. 
— Je comprends, pardon, répéta Ivona.

 

Son amie ne parla pas plus, et se concentra de nouveau sur le déballage soigneux de ses affaires. Anasteria la regarda pendant un instant avant de s’allonger sur son lit. La fatigue se faisait ressentir de plus en plus après une journée entière de voyage. Elle espérait sincèrement que demain leur petit groupe pourrait atteindre la capitale sans problèmes, et qu’une partie de ses soucis s’en trouverait réglé. Au prix d’un lourd effort, elle se redressa pour agripper des vêtements propres et secs. Juste une journée de plus avant une éclaircie, se répéta-t-elle. Juste une.

***

La pluie continuait de tambouriner contre les murs et les volets. Même dans la nuit avancée, l’intensité n’avait pas diminué. Anasteria se retourna une énième fois sur son lit. Elle se trouvait entre deux états. Trop fatiguée et somnolente, pour ouvrir les yeux, et trop éveillée pour totalement sombrer dans l’inconscience, et stopper le fonctionnement de son cerveau. Et pourtant, même si elle pouvait encore percevoir les respirations endormies d’Ivona, son esprit se trouvait littéralement entre deux états. Des voix lui parvenaient, et elle comprit bien vite ce qui se passait.

 

Les ténèbres engloutiront ce monde, comme les autres. Aucun d’entre vous ne peut l’empêcher.

 

Le froid commençait à s’insinuer à l’intérieur de son corps, parcourant son sang tel un poison, gelant son cœur et ses entrailles. Elle voulait ouvrir les yeux, mais l’emprise du Patriarche sur elle la paralysa. Elle pouvait presque imaginer ses mains glaciales maintenir ses bras immobiles.

 

Vous échouerez tous comme tant d’autres avant vous. Comme tes parents. Comme ses parents.

 

Elle serra ses poings et repoussa la peur qui commençait à naître dans son cœur. Elle ne lui ferait pas ce cadeau. Au prix d’un effort surhumain, elle ouvrit ses paupières. Une ombre au-dessus d’elle planait et elle lutta pour ne pas hurler. Elle savait que c’était un rêve.

 

Votre combat futile touche à sa fin.

 

Elle détourna le regard de l’ombre flottante. Même si son esprit s’en trouvait toujours embrouillé, elle distinguait la chambre. Mais au milieu de la pénombre, des images se superposaient à sa vision. Le ciel s’ouvrait au-dessus des forêts d’Ignis et déversait les ténèbres comme des torrents d’eau. L’herbe devenait noire, les arbres se flétrissaient, et les animaux se transformaient en immondices corrompues. Lorsque tout se stoppa, Anasteria haletait et s’était redressée en vitesse. Ses yeux flamboyants balayèrent la chambre faiblement éclairée par la lumière de la lune.

 

— Ryse, murmura-t-elle.

Oui, je l’ai senti aussi.

— Comment c’est possible ?

Son influence gagne chaque jour. Petit à petit, mais sûrement. Il veut te faire peur.

 

Anasteria passa une main sur son visage humide. Son cœur ne cessait de battre à tout rompre. Elle n’était pas sûre de pouvoir s’habituer à de tels rêves.

 

— C’est courant de faire ce genre de rêve ? demanda Anasteria.

 

Ivona dormait toujours à poings fermés, et heureusement pour Anasteria. Elle ne se voyait pas expliquer un tel rêve à son amie.

 

Tu devrais demander à Zèfir, conseilla Ryse. Mais oui. Vous possédez un lien avec l’autre côté, et c’est son royaume. Plus son influence s’étendra, plus vous l’entendrez.

— Génial…

 

Anasteria commençait mieux à comprendre l’urgence qui animait Zèfir, et sa fatigue. Si le Patriarche gagnait en puissance, alors les ombres allaient se multiplier, et le Collège allait avoir besoin d’elle.

 

— On doit le stopper, murmura-t-elle.

Chaque chose en son temps, gamine. Pour l’instant, essaye de te reposer. Ensuite, fais confiance à ce Zèfir pour t’aider à maitriser tes pouvoirs.

 

Ryse combla le bref écart entre eux. Sa chaleur chassa aussitôt les derniers restes de terreur qui hantait son cœur.

 

Ensemble, on réussira, Ana.

 

Anasteria hocha la tête. En son for intérieur, elle croyait aux paroles de Ryse, et esquissa un sourire. Certes, elle avait peur, et le Patriarche semblait être une menace dangereuse, mais Anasteria n’était pas du genre à se défiler. Elle ne comprenait pas encore tout chez elle, mais si son père lui avait appris une chose, c’était de ne jamais fuir ses peurs, mais de les affronter. Elle le savait. Elle allait fusionner avec Ryse. La chaleur de son esprit l’enveloppa comme une couverture pour l’aider à se rendormir.

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