Le cauchemar

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L’air vicié encombrait les poumons d’Anasteria. Elle toussa fortement dans l’espoir de rejeter ce poison, en vain. De lourds nuages noirs planaient au-dessus de sa tête et cachaient les deux astres du jour. Sa vision s’habitua doucement à l’obscurité et elle commença à entrevoir les maisons typiques et colorées de la presqu’île d’Islac. Et son cœur rata un battement lorsqu’elle aperçut que le sol était jonché de cadavres. Elle s’approcha lentement, mais chaque pas semblait une épreuve. L’oxygène ne parvenait pas totalement à ses poumons, et elle se sentait au bord de l’implosion.

Elle tomba à genoux en suffoquant, et elle se rendit compte avec effroi que les corps au sol ne lui étaient pas étrangers. Ses parents, sa sœur, Johan, Davos, Laurène, et Ivona. Tous baignaient dans leurs sangs noircis. D’une main tremblante, Anasteria toucha le visage glacé d’Ivona et soupira. Elle rêvait, elle le savait. Mais ce monde lui paraissait bien trop singulier pour n’être qu’une conception de son esprit. Cela lui rappelait étonnamment les songes créés par les licheurs.

Le vent s’éleva autour d’elle, et la pénombre se rassembla pour former un être géant devant Anasteria. Elle recula un peu et contempla cette créature sans visage.

 

— Anasteria, héritière d’Enariel.

 

Anasteria déglutit en entendant la voix forte et rauque de la créature.

 

— Qu’est ce que c’est que ce bordel ? murmura-t-elle. Qu’êtes-vous ?

— Certains m’appellent le Patriarche.

 

Anasteria fronça les sourcils. Elle avait déjà entendu ce nom-là de la bouche du cauchemar. Est-ce que c’était leur chef ? Et pourquoi pouvait-elle le voir dans ses rêves ? Elle se releva finalement sur ses deux jambes, oubliant les douleurs dans ses membres.

 

— Tu possèdes un extraordinaire pouvoir, reprit-il. Et tu es perdue. Je peux t’aider.

— Je ne croirais jamais une ombre, rétorqua férocement Anasteria.

— Ce que tu aperçois autour de toi n’est que l’avenir. Un avenir que tu peux cependant éviter.

 

Le regard d’Anasteria se posa sur les cadavres au sol et une boule d’angoisse se forma dans sa gorge. Rien n’indiquait qu’il disait la vérité, pourtant la perspective de perdre tous ceux qui comptent pour elle glaça le sang d’Anasteria.

 

— Que voulez dire par “avenir” ?

— Les gens autour de toi vont mourir. C’est malheureusement le lot de tous les héritiers. Une vie de souffrances, et de sacrifices.

 

Visiblement, le Patriarche possédait certaines réponses aux questions qui la taraudaient depuis un an. Mais son instinct lui hurlait de s’en méfier. Elle croisa ses bras et haussa les épaules avec désinvolture.

 

— Je ne vous crois pas. Vous semblez savoir beaucoup de choses, mais je sais que je ne peux pas vous faire confiance.

— Je te préviens juste.

— Tu devrais l’écouter.

 

Une voix féminine arriva à la droite d’Anasteria. Une adolescente, à peine plus âgée qu’elle, avança d’un pas sûr. Ses longs cheveux noirs descendaient sur ses épaules et ses grands yeux violets fixaient avec malice Anasteria. Elle marcha entre les cadavres et se posta à quelques mètres d’elle. Elle portait tellement de vêtements sombres qu’elle se confondait presque avec le décor. Dans son dos, deux fines lames étaient solidement accrochées.

 

— Il te dit la vérité, reprit-elle.

— Qui êtes-vous ? demanda Anasteria.

— Mon nom n’a pas vraiment d’importance, répondit-elle dans un haussement d’épaules. Mais je suis une amie, pas une ennemie. Toi et moi, on se ressemble. On possède le même sang, et le même pouvoir. C’est pourquoi je viens juste te prévenir. Une de tes amies a déjà été blessée, combien de temps avant que tu commences à les perdre ?

 

Le regard d’Anasteria se posa sur Ivona et elle fronça les sourcils. Le sous-entendu évident ne lui plaisait pas.

 

— C’est une menace ?

— Bien sûr que non ! s’exclama la jeune adolescente. Mes menaces demeurent rarement ambiguës. Je ne fais qu’énoncer une vérité. Ton académie semble sympathique, mais elle ne t’apprendra jamais toute l’étendue de la magie. Nous, on le peut. Et grâce à nous, tu pourrais éviter de perdre ceux qui te sont chers dans des guerres, des batailles. On peut te donner le pouvoir de briser ce cercle de souffrance qui emprisonne chaque héritier. J’avais peur comme toi, avant. Mais maintenant, je maitrise mon pouvoir, et personne ne peut me résister.

 

Anasteria mentirait si la proposition de la ne tentait pas. Tout le monde réfléchirait à deux fois à sa place. Elle pourrait sauver tous ceux qui comptent pour elle. Mais quelque chose enfouie en elle, lui hurlait de rejeter ce marché, comme si une voix bâillonnée à l’intérieur d’elle-même tentait de lui parvenir. Le temps qu’elle lève le regard, la mystérieuse adolescente avait comblé l’écart entre elles. Objectivement, elle était d’une beauté saisissante, Anasteria ne pouvait le nier. Cependant, lorsqu’elle sentit le souffle l’adolescente effleurait sa peau, elle percevait clairement l’emprise des ombres sur elle. Elle réprima l’envie de reculer et la défia du regard.

 

— Rien ne vient sans un prix. Je vais décliner l’offre, mais merci d’avoir essayé.

 

L’adolescente fronça les sourcils et s’éloigna un peu. Elle garda cependant son sourire désinvolte.

 

— J’imagine que tu n’es pas encore prête. Mais quand tu verras ton monde s’écrouler, et que tu comprendras que la magie est bien plus que ce que l’académie et ton Collège prétendent, tu changeras d’avis.

— Le cauchemar a essayé de me tuer, siffla Anasteria, et il travaillait pour le Patriarche. Je ne suis pas stupide au point de me jeter dans la gueule du loup.

 

L’adolescente leva les yeux au ciel, et le Patriarche répondit à sa place.

 

— Je testais ton potentiel.

— Et bien, d’habitude j’adore me trouver au centre de l’attention, mais pas là. Je ne changerais pas d’avis.

— Quel dommage, lâcha le Patriarche. Dans ce cas là, laisse-moi te donner un cadeau, et te montrer réellement ce qu’il t’attend si tu t’opposes à moi.

 

Une violente migraine obligea Anasteria à se tenir la tête et elle hurla de douleur. Soudain, ce fut un déferlement de chaos et de souffrance devant ses yeux. Des flashs obscurcissaient sa vision et lui montraient différentes scènes : la mort de ses parents, la destruction d’Islac, de l’académie, d’Ignis. Tant de malheurs, de dévastation, et d’agonie venaient l’assaillir et elle ne pouvait pas l’endurer.

Elle se réveilla en sursaut dans son lit et se redressa. La sueur avait imprégné ses vêtements et ses draps. Elle ne parvenait pas à trouver une respiration normale. Son cœur tambourinait de toutes ses forces dans sa poitrine, et ses yeux, étrangement habitués à l’obscurité, balayaient la pièce à la recherche du moindre danger.

 

— Ana ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

 

La voix d’Ivona la perturba un peu. Sa colocataire s’était redressée et la fixait. Anasteria pouvait voir le froncement de sourcil chez elle. Elle ouvrit la bouche dans l’espoir de répondre, mais les mots mouraient sur ses lèvres.

 

Ne t’oppose à moi.

 

La voix du Patriarche parvint à ses oreilles, et elle paniqua aussitôt. Elle tenta de se lever, mais ses jambes s’emmêlèrent avec le drap de son lit, et elle chuta au sol dans un gros boum. Ivona alluma un des chandeliers présents dans la chambre, et Anasteria lâcha un soupir de soulagement lorsque l’obscurité s’éloigna. Ivona se précipita vers elle. Malgré leur dispute et la distance qui s’installait entre elles, Anasteria pouvait clairement lire l’inquiétude dans ses yeux vairons. Anasteria prit un instant pour étudier le visage de sa colocataire. Elle avait besoin de se calmer, de s’assurer que tout ceci n’était qu’un rêve. Et en effet, Ivona était bien là, vivante et devant elle.

 

— Ana ?

 

Anasteria déglutit et doucement son rythme cardiaque ralentit. Elle inspira profondément et au moment où elle expira, sa vision devint de nouveau normale.

 

— Je vais bien, parvint-elle à dire. C’est juste un cauchemar.

— Vraiment ? Tu as hurlé.

 

Les yeux d’Ivona la sondèrent encore une fois et Anasteria ne supporta pas le malaise ambiant. Elle se releva et racla sa gorge.

 

— Je vais bien, répéta-t-elle. Pardon de t’avoir réveillé.

 

Ivona fronça les sourcils, mais quoi qu’elle pensât à ce moment-là, elle le garda pour elle. Elle regagna en silence son lit. Le cœur d’Anasteria se compressa lorsque la lumière s’éteignit, mais elle ravala son angoisse et se glissa dans ses draps encore moites. Elle passa ses mains sur son visage en soupirant. Quelque chose n’allait pas chez elle, et ça empirer. Elle ne pouvait pas rester dans le déni. Qui que soit ce Patriarche, il semblait puissant, et déterminer. Et pour une raison mystérieuse, il avait décidé de la prendre comme adversaire. Comment était-ce possible ? Elle venait d’un village perdu ! Elle connait si peu de gens ! Comment pouvait-elle avoir des ennemis ? Elle écrasa doucement ses paumes sur ses yeux clos. Elle devait en parler à Iselia. Peut-être qu’elle pourrait l’aider.

 

 

 

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